Arthur Kopel

Les Arbres bleus

2008

Mes rêves étaient toujours en couleur : des formes gigantesques, primordiales, avec des sonorités colorées, et ma propre voix me parvenait retentissante d’un écho bleu1.



Personne ne connait Kachirino. C’est normal : en partant de Moscou, il faut prendre la direction du Sud-Est, passer par Kolomna, puis Riazan, et plus loin, en arrivant à Chatsk, vous tournez à droite. Encore une vingtaine de kilomètres à travers plaines et forêts, vous quittez la route en prenant un chemin à gauche sur un kilomètre encore et, après une journée de voiture, vous y êtes.


Je me souviens de Kachirino, c’était il y a longtemps, à l’orée d’une forêt de cent cinquante kilomètres de profondeur, où nous allions ramasser des paniers entiers de fraises, de framboises sauvages ou de cèpes. De temps à autres s’ouvraient à nous des clairières de marais. L’hiver dans ce hameau ne vivaient pas plus de cinq à six personnes. Je me souviens encore du prêtre, exilé, mis à la retraite d’office par sa hiérarchie moscovite, ici, à quatre cent cinquante kilomètres. Il était bon et simple, il possédait deux ruches. Il habitait dans le milieu du hameau.

Notre voisin lui aussi était exilé, ou plutôt relégué. Il avait atterri ici après dix ans de prison et une interdiction d’habiter quelque ville que ce fût. Je me souviens de ses bras tatoués.


Il pêchait beaucoup dans la rivière qui longeait la forêt, et de temps à autres nous apportait un brochet. Je me souviens aussi d’une petite chienne grise et informe qui s’invitait de maison en maison. Moukha qu’elle s’appelait, « la mouche ». J’ai appris plus tard que notre voisin l’avait mangée un hiver de froid et d’alcool. 


Le soir, nous jouions à un jeu de cartes russe du dix-neuvième siècle, qui porte le nom français de Préférence. Le dimanche, j’aimais traverser les vingt kilomètres de forêt pour entendre les volées de cloches annonçant l’office orthodoxe, à l’église en bois du village d’Emanuelovka. 


Un soir d’été comme tous les soirs d’été, la brume montait juste avant la nuit, babouchka Natacha récitait Antchar – l’arbre à poison – d’Alexandre Pouchkine, à ses petits enfants, très doucement, pour qu’ils s’endorment. C’est peu de temps après que nous avons entendu les loups, au loin, du fond de la forêt. C’était inoubliable. Nous n’éprouvions aucun frisson, nous savions tous que le loup est bien moins terrible que l’homme.



On a beaucoup disserté sur la clarté de la photographie, mais peu de choses ont été dites sur son obscurité2.




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